Écrire pour la jeunesse avec Marie-Aude Murail #218
Écrire pour la jeunesse, c’est bien plus qu’une vocation : c’est un engagement exigeant et sincère. Marie-Aude Murail, figure emblématique de la littérature jeunesse en France, incarne cette mission avec une authenticité rare. À travers ses œuvres et ses prises de position, elle met en lumière le rôle essentiel de la lecture et de l’écriture pour accompagner les jeunes générations dans leur développement. Dans cet épisode du podcast Les Adultes de Demain, elle partage sa vision de l’écriture engagée et son attachement indéfectible à un public qu’elle considère comme le plus exigeant, mais aussi le plus sincère.
Pourquoi écrire pour la jeunesse ? la vocation exigeante et sincère de Marie-Aude Murail
Un public exigeant et sans concession
Pour Marie-Aude Murail, écrire pour les jeunes est un exercice à la fois exaltant et impitoyable. Les enfants et les adolescents ne tolèrent ni l’ennui ni le manque de respect. « Si je les emmerde, ils seront sans pitié », confie-t-elle avec franchise. Leur sincérité inébranlable en fait un public à part, capable de détecter immédiatement l’authenticité ou le manque d’implication d’un auteur.
Cette exigence constante pousse les écrivains à se dépasser et à se montrer dignes de la confiance que leur accorde ce lectorat unique. Mais c’est aussi ce qui rend cette vocation si gratifiante, car, comme le souligne l’autrice, les jeunes prennent les œuvres à cœur, sans tricher.
Un dialogue sincère avec les jeunes générations
L’honnêteté est au centre de l’écriture de Marie-Aude Murail. Elle ne cherche pas à cacher ses émotions ou ses doutes devant les enfants, même lorsque cela la met à nu.
« Je suis d’une sincérité absolue […] même si ça me rend fragile, parce qu’en face, ils le sentent », explique-t-elle.
Elle évoque ces moments où les jeunes, par leurs réflexions ou leurs questions, touchent directement sa vulnérabilité.
« Parfois, je suis transpercée parce qu’ils arrivent à me dire, à me demander, et à quel point ils me perçoivent. Par moment, j’ai l’impression d’être à poil. »
Marie-Aude Murail remarque que, si les préoccupations des jeunes ont évolué avec le temps, leur capacité à aborder des sujets profonds et complexes reste intacte.
« Il y a un cœur enfant et un cœur adolescent qu’on peut toujours toucher », dit-elle.
Mais dans une société où l’attention est plus fragile, il faut redoubler d’efforts pour les atteindre.
Pour elle, cette génération possède une finesse, un humour et un accès à ses propres émotions qui l’émerveillent. Ces qualités les rendent capables d’aller directement à l’essentiel :
« Ils savent poser la question qui va m’obliger à aller plus loin. […] Même si je voulais arriver un peu planquée parce que par moments, je fatigue un brin. Mais en fait, ils vont me débusquer. »
Ces échanges sincères et authentiques permettent de créer un lien unique, où les enfants et adolescents, avec leurs expériences parfois douloureuses, deviennent des interlocuteurs à part entière.
« Dans une classe de 30 enfants, combien ont déjà traversé des drames ? Combien savent des choses qu’ils ne devraient pas savoir ? » s’interroge-t-elle.
Ces sujets difficiles ne sont pas à éviter : ils sont déjà présents dans les jeunes, et les aborder avec eux est une forme de rencontre essentielle.
L’écriture engagée : un outil pour libérer la parole et bousculer les consciences
Donner une voix à ceux qui ne peuvent pas parler
Pour Marie-Aude Murail, l’écriture est une arme puissante pour aborder les sujets délicats et souvent invisibles dans les discussions traditionnelles. C'est aussi un outil essentiel pour donner une voix à ceux qui ne peuvent pas s’exprimer. Elle croit fermement que les enfants ont un rôle à jouer dans les grandes conversations de société, pas seulement comme spectateurs, mais comme acteurs.
Marie-Aude Murail va même plus loin en militant pour un abaissement de l’âge du droit de vote à 16 ans, rejoignant Clémentine Beauvais qui défend le droit de vote des enfants dès la naissance. Il lui est d'ailleurs arrivé de dire aux jeunes :
« Vous êtes des gens très sérieux, très honnêtes. Quand on vous demande quelque chose, vous le faites avec conviction. Je me demande pourquoi vous ne votez pas. Parce que, franchement, vous le feriez mieux que beaucoup ».
Elle oppose cette idée au modèle proposé par Françoise Dolto, qui suggérait de donner aux parents autant de voix qu’ils ont d’enfants. Mais pour Marie-Aude Murail, cela reste une manière de confisquer la voix des plus jeunes.
Alors, elle prend sa plume et donne une voix à ceux qui ne peuvent pas parler. Homosexualité, IVG, harcèlement, respect des différences : autant de thématiques qu’elle traite avec sincérité et humour, même dans des contextes où ces sujets sont considérés comme tabous.
Elle témoigne ainsi de situations où, confrontée à des interdits, elle choisit de ne pas se taire :
« Je suis allée en Russie, à Sagapo, dans plein d’endroits où on me dit, tu ne parles pas de ça. […] Alors que c’est dans mes livres et qu’ils ont mes livres en main, ce qui est vraiment d’une grande hypocrisie. »
Malgré les restrictions, elle continue à aborder ces sujets pour libérer des paroles interdites.
« Je peux vous dire qu’après, les gens viennent me remercier. Pourquoi ? Parce que j’ai dit ce qu’ils ne peuvent pas dire. »
Bousculer les consciences par la vérité et l’authenticité
Les écrits de Marie-Aude Murail touchent autant qu’ils dérangent. « On se sent bousculée par vos livres », lui a confié une journaliste. Pour l’autrice, c’est un compliment : « Si c’est vrai, c’est beau. »
Cette capacité à remuer les consciences découle de sa propre manière de réagir au monde :
« Je bouscule parce que je suis bousculée aussi. C’est ma manière de répondre au monde. »
Face à des lecteurs sceptiques ou réfractaires – comme ces « grands gaillards » qui affirment ne pas aimer lire –, elle mise sur sa sincérité absolue.
« Le plus simple, c’est de dire la vérité. Et y compris quand elle vous rend fragile. Parce qu’en face, ils le sentent. »
Cette authenticité lui permet de dépasser les résistances et d’établir une connexion réelle avec ses lecteurs, jeunes comme adultes.
Le concours des Petits Molières : initier les enfants à l’écriture engagée
L’écriture engagée n’est pas réservée aux adultes : elle peut aussi devenir un moyen d’expression pour les plus jeunes. Le concours des Petits Molières, soutenu par la EdTech Plume et auquel Marie-Aude Murail participe en tant que jurée, illustre cette ambition. Destiné aux élèves de CP à la troisième, ce concours vise à éveiller les enfants à la réflexion et à la prise de parole à travers l’écriture. Il les invite à explorer des thématiques sociétales actuelles.
Marie-Aude Murail relate avec émotion un exemple marquant de l’impact de ce concours. Lors de la remise des prix, des enfants ont lu le texte qu'ils avaient écrit. Il s'agissait d'animaux qui dénonçaient leur exploitation : « Pourquoi tu me fais ça ? Je ne suis pas un sac à main. » En entendant ces mots déclamés par les enfants eux-mêmes, Marie-Aude Murail avoue avoir été profondément bouleversée :
« Ils protestaient. C'étaient les animaux eux-mêmes qui s'engageaient, mais par la voix des enfants. Je l’avais lu ce texte. Mais de l'entendre, que ce soit quelque chose qui sorte de ces petits bonshommes... Leur mise en voix, ça m’a laissé sans voix. J’ai eu du mal à enchaîner, vraiment, je chialais. »
Le concours révèle ainsi à quel point l’écriture peut devenir un moyen puissant pour les jeunes de prendre part aux grandes conversations de leur époque, tout en affirmant leurs émotions et leurs convictions.
La EdTech Plume, déjà reconnue pour ses initiatives dans le domaine du numérique éducatif, met l’écriture au cœur de son projet pédagogique. Nous avions d’ailleurs reçu sa CEO, Orianne Ledroit, au micro des Adultes de Demain pour échanger sur les enjeux du numérique éducatif.
La littérature jeunesse : miroir du monde et source d’inspiration
Raconter le monde pour aider les enfants à grandir
Marie-Aude Murail considère la littérature jeunesse comme un espace privilégié pour guider les enfants dans leur apprentissage du monde. Elle s’efforce de leur montrer un univers où grandir est un projet enthousiasmant, malgré les défis et les incertitudes.
« Nous, les adultes, il faut travailler sur ce monde, sur nous-mêmes, sur le message, sur ce qu'on montre aux enfants de ce que c'est qu'un adulte. »
Ainsi, depuis quelques années, elle fait intervenir bien plus d'adultes dans ces livres. Elle s'est en effet fait la réflexion suivante :
« Je ne vais pas faire des livres sur les ados avec des ados dans un monde d'ados, des problématiques d'ados parce qu'au bout d'un moment, ça va les gaver parce que de toute façon, ce qu'ils veulent, c'est grandir. Et ils sont de ce monde, de notre monde. [...] Ils sont immergés dans le même monde que les adultes. Il faut en rendre compte dans les livres pour les enfants. Mon travail, c’est de leur montrer des personnages adultes qui fassent un peu envie »,.
Dans ses romans, les figures adultes, bien qu’imparfaites, sont porteuses d’espoir et de résilience. Marie-Aude Murail souhaite offrir aux jeunes lecteurs des modèles inspirants, capables de leur montrer qu’être adulte peut être synonyme d’accomplissement et de responsabilité, plutôt qu’un fardeau.
L’évolution des préoccupations des jeunes générations
Marie-Aude Murail reconnaît que de nouveaux sujets sont apparus dans la littérature jeunesse. « Les sujets phares ont énormément bougé ». Ils sont le reflet des transformations de la société. Marie-Aude Murail observe avec optimisme les progrès réalisés sur des sujets autrefois tabous, comme le respect des différences, les questions de genre ou le harcèlement.
« On a pas mal travaillé sociétalement parlant. Je le vois aux réactions en face. Il y avait un mot que je ne pouvais pas dire autrefois sans qu'il y ait des exclamations dans la classe, sans qu'il y ait des mouvements de recul sur les chaises, le genre « un jeune homme homosexuel ». [...] Je n'ai plus ces fausses réactions scandalisées », affirme-t-elle.
Elle souligne qu'en même temps que la parole s’est libérée, l’écoute s’est accrue.
Elle note également que les jeunes générations, bien qu’immergées dans un monde complexe, abordent ces thématiques avec une finesse et une maturité qui l’étonnent constamment. Cette évolution témoigne d’un travail collectif entre auteurs, enseignants et parents pour sensibiliser les enfants à ces enjeux essentiels.
Les défis et responsabilités des auteurs jeunesse aujourd’hui
Créer un pont entre littérature classique et contemporaine
« Moi, en tant qu'écrivain, j'ai un rôle qui est de rendre accessible la grande littérature, qui est de faciliter la concentration et ce n'est pas en faisant de la littérature au rabais », nous dit Marie-Aude Murail.
Car au constat récurrent qu'elle entend depuis 30 ans, comme quoi les enfants lisent de moins en moins, elle en oppose un autre :
« Je ne crois pas que ce soit vrai. Les enfants lisent, mais pas toujours les livres proposés au programme ».
Elle se refuse d'être dans le catastrophisme et surtout souhaite que l'on arrête de pointer du doigt les enfants et les jeunes. Elle préfèrerait qu'on dise « nous ».
« Nous lisons moins, nous avons des difficultés de concentration, nous sommes trop sur les écrans et arrêtons de stigmatiser les plus jeunes qui, en fait, ne font que nous imiter ».
Elle s'interroge sur la pratique de lecture : lit-on toujours autant, que l'on soit enfant ou adulte ? Prend-on du temps pour lire en se coupant totalement de toute autre distraction ? Elle la première reconnaît qu'elle peut avoir son attention qui dérive sur son téléphone pour voir s'il n'y a pas un message.
Cette perte d'attention que l'on reproche aux enfants, aux jeunes, elle concerne tout le monde dans un environnement où l'on est sur-stimulé, accaparé par les médias, le nombre grandissant de réseaux.
« Nous avons une attention en fuite. Ça fuit en permanence. Donc luttons collectivement ». Mais elle reconnaît que c'est très difficile de se couper du reste pour se plonger dans une livre. Il y a cette peur « d'être déconnecté, cette peur qu'il se passe des trucs dans notre dos ».
Pour lutter, Marie-Aude Murail n'envisage pas de forcer la lecture.
« Aux enfants et aux adultes, je leur dis, la lecture, c'est comme l'amour. Il faut consentir. Donc, moi, j'attends votre consentement de lecteur, je ne vais pas le forcer ».
Mais elle va tout mettre en œuvre pour l'obtenir. Et pour parvenir à ses fins, elle invite notamment à se tourner vers la culture. Elle défend l’idée que la création trouve ses racines dans l’héritage du passé. La littérature jeunesse doit s’inscrire dans une continuité culturelle.
« La création est faite de culture. Ça sert à ça de se cultiver. Ça sert à créer. Ça sert à être au monde. [...] Pour bien comprendre notre monde, il est important de s'appuyer sur le regard de ceux qui nous ont précédé », explique-t-elle.
En intégrant des références littéraires classiques dans ses œuvres, elle encourage les jeunes à s’ouvrir à des univers plus vastes et à puiser dans ce patrimoine pour mieux comprendre le présent.
Michel Desmurget était intervenu sur le sujet : comment faire aimer la lecture aux enfants ?
Ne pas écraser les enfants sous le poids des responsabilités
Marie-Aude Murail met en garde contre une tendance inquiétante : confier aux enfants la mission de « refaire le monde », comme si les responsabilités des adultes pouvaient être reportées sur leurs épaules.
« Arrêtons de leur mettre des responsabilités qu’ils ne peuvent pas assumer », insiste-t-elle avec force.
Elle souligne l’importance de reconnaître les limites des enfants et de ne pas les accabler de défis disproportionnés. Selon elle, il est essentiel de leur donner envie de grandir, plutôt que de leur transmettre un message anxiogène.
« Ce ne sont pas eux qui font le monde là, actuellement. Et quand ils nous regardent dans les yeux et qu'ils nous disent « Tu nous refiles un monde pourri. » Je dis « Oui, oui. » Donc, ne les écrasons pas. Parce qu'ils n'auront pas envie de grandir. Déjà qu'on ne leur fait pas beaucoup envie, nous les adultes. Alors, si en plus, on leur dit « Attends de voir la merde qu'on te prépare. » [...] Tu n'as pas envie de grandir ».
Ce discours pose un énorme problème à Marie-Aude Murail en tant qu'écrivain pour la jeunesse. Elle écrit des romans d'apprentissage et elle a l'impression que ces propos qui visent à tout faire porter sur les épaules de la jeunesse démolissent son travail.
Elle regrette de ne plus avoir le temps de mettre en place des filtres pour ne laisser voir du réel que ce qui est supportable. Tout change trop vite. Néanmoins, elle maintient son cap, celui de faire passer un message optimiste, de donner foi en l'avenir et confiance dans l'adulte.
Donner la possibilité aux enfants d'être des enfants
Écrire pour la jeunesse signifie aussi, pour Marie-Aude Murail, défendre la place des enfants dans la société, comme on l'a vu par exemple sur le droit de vote des enfants. Ainsi, sur le sujet médiatisé des espaces interdits aux enfants ou no-kid zone, elle dresse un constat similaire à celui de d'Adriane van der Wilk : « ce monde n'est pas fait pour les familles », repensons les villes pour les enfants et les parents.
Elle va même plus loin dans la réflexion en expliquant que le problème, c'est qu'en fait :
« On trouve insupportable qu'un enfant soit un enfant. On imagine que c'est parce qu'il est gâté qu'il est intenable ».
Alors, on musèle les enfants, on leur met un téléphone portable devant les yeux, on les hypnotise. Heureusement, elle peut aussi témoigner de l'attitude de certains parents, qui, par exemple dans le train, se préparent à occuper leurs enfants avec des activités grâce au matériel glissé dans un petit sac à dos : des crayons, des gommettes, un coloriage, une histoire...
Écrire pour la jeunesse, c’est transmettre bien plus que des histoires : c’est offrir des clés pour comprendre le monde et rêver d’un avenir meilleur. À travers son engagement, Marie-Aude Murail rappelle que les enfants et adolescents sont des interlocuteurs sincères, exigeants et capables d’une immense profondeur. Elle milite pour leur donner une voix, que ce soit par le biais de l’écriture engagée, comme dans le concours des Petits Molières, ou par des idées audacieuses comme le droit de vote à 16 ans.
Sa démarche va au-delà de la littérature : elle consiste à valoriser le rôle des jeunes générations dans la société tout en respectant leur droit d’être des enfants. En cela, Marie-Aude Murail s’inscrit dans une vision profondément optimiste et résolument humaniste. Elle nous invite, nous adultes, à travailler sur ce que nous transmettons et à leur montrer qu’il est beau de grandir, d’être en charge et d’imaginer un monde plus juste.
Références :
Oh, boy !, Marie-Aude Murail, École des Loisirs, 2023
Francœur : à nous la vie d'artiste !, Marie-Aude Murail et Constance Robert-Murail, École des Loisirs, 2024
Les 7 saisons de la série Sauveur et Fils, Marie-Aude Murail, École des Loisirs, depuis 2018
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