Comment adapter l’espace urbain aux enfants avec Thierry Paquot #179
Nos villes sont-elles conçues pour les enfants ? Quelle place leur accorde l’aménagement urbain ? Thierry Paquot, philosophe, spécialiste de l’urbanisme et grand défenseur des enfants, est l’auteur de Pays de l’enfance, aux éditions Terre Urbaine. Au micro du podcast Les adultes de demain, il explique quelle est la place des enfants dans la ville et pourquoi ils sont devenus les grands oubliés de l’urbanisme. Il livre quelques pistes pour que les enfants retrouvent une place dans les villes des sociétés modernes.
Quelle est la place des enfants dans la ville ?
Les enfants sont moins dehors qu'avant
Quand Thierry Paquot s’est retrouvé à travailler pour une rencontre des Nations Unies sur la ville et le logement, il s’est aperçu qu’il n’avait pas abordé le thème des enfants. Il s’est donc mis en quête de documentation sur le sujet. Mais c’était surtout les enfants des grandes mégalopoles du tiers-monde, ceux qui vivaient dans les rues, étaient victimes de la prostitution, de la drogue, qui retenaient l’attention. Les enfants des pays développés, personne ne s’en préoccupait vraiment.
Pourtant, Thierry Paquot ressentait une baisse de la présence des enfants dans la ville, comparativement à ses souvenirs d’enfance. Il a donc essayé de reproduire une étude menée par Marie-Josée Chombart De Lauwe, Espaces d'enfants : la relation enfant-environnement, publiée en 1976.
« Et là, je me suis aperçu avec stupéfaction que tout était plus dramatique, que l'enfant qui jouait dans la rue, qui allait à l'école tout seul à pied ou à vélo dans les années 60-70, qui passait cinq ou six heures par jour sans un adulte, tout ça avait disparu. Que maintenant, ils étaient hyper surveillés. », explique-t-il. En poussant ses observations à l’extrême, il pourrait même dire que les parents rêveraient de pouvoir pucer leurs enfants pour les géolocaliser en permanence et les protéger. De quoi, il ne sait pas vraiment, puisque « la vie elle-même est un risque ». Le plaisir de jouer se nourrit aussi de cette appréhension qu’est le risque.
Il constate que la société essaie de formater des enfants obéissants. Pour lui, deux dispositifs sont alors à revisiter : l’école et la fabrication urbaine.
L’enfant, le jeu, l’école
Poursuivant ses recherches, Thierry Paquot investigue dans les pédagogies dites nouvelles, issues des réflexions et pratiques de personnes comme Decroly, Froebel, Célestin Freinet, Patrick Geddes et Mabel Barker. Cette dernière considère que l’enfant doit avant tout découvrir, explorer le milieu dans lequel il vit.
L’idée, c’est qu’un petit enfant dans une ville doit sortir de l'école et aller voir dans la ville ce qui s'y passe. L'école est une sorte de base arrière, mais la réalité n'est pas dans les livres. Il ne faut pas considérer l'enfant comme une sorte de réceptacle à qui un adulte, très attentif, dirait : il faut absolument que tu apprennes ça, que tu le saches, parce que tu en auras besoin plus tard pour devenir adulte.
Les pédagogues étudiés partent du principe que :
Tout enfant a un premier enseignant qui est lui-même.
Tout enfant n’apprend que ce qu’il perçoit, ce qu’il fait, ce qu’il ressent, ce qu’il éprouve.
Thierry Paquot suggère de faire classe dans un garage un jour, puis dans la bibliothèque municipale un autre, dans la boulangerie aussi pour voir comment se déroulent les métiers, la vie sociale. Pour lui, le milieu dans lequel on vit ne nourrit pas seulement la question de la biodiversité. Il est aussi question des milieux sociaux.
Beaucoup d'enfants n'ont jamais été ailleurs que dans leurs rues, et encore. En 1978, Colin Ward, écrivain britannique, publiait un livre sur les enfants dans la ville : The child in the city (L’enfant dans la ville). L’auteur faisait état d'une enquête sur les loisirs des enfants d'un quartier déshérité de Londres. Aucun enfant n'avait été au bord de la Tamise. Des exemples équivalents s’observent dans des villes françaises, comme avec des enfants vivant à Marseille n’étant jamais allés voir la mer.
Thierry Paquot a ainsi défini l’enfant comme un chercheur d’H.O.R.S., hors du corps de sa mère, hors de son berceau, hors de sa classe, hors de sa ville, etc. Il convient donc de toujours favoriser l’exploration.
Et pour ça, il plébiscite donc sa discipline indisciplinée, comme il aime à l’appeler : le jeu.
Parce que c’est par le jeu que l’enfant apprend :
des règles ;
à se défendre ;
à découvrir ses cinq sens, etc.
Le jeu introduit des défis, pas forcément de compétition, mais plus pour faire connaissance avec soi-même.
Pour appuyer l’importance du jeu dans le développement des enfants, il fait référence au livre Homo Ludens (L’homme ludique), publié en 1938 par le sanskritiste néerlandais Johan Huizinga. L’auteur explique qu’à l’origine de la culture, qui d’après les anthropologues se réfère à l’art culinaire, au maniement des outils, au langage… et au jeu… il y a d’abord le jeu.
Et si, comme il le rappelle, 85% des enfants sont ravis de retourner à l’école, c’est pour retrouver les copains. L’essentiel, ce sont les autres, parfois les enseignants, mais pas les cours. L’école devrait être ce temps où on apprend de soi, explique le philosophe.
La ville est inadaptée à l’enfant
L’urbanisation planétaire (que Thierry Paquot a étudié dans plusieurs essais) s’est effectuée simultanément à « l’automobilisation ». Aujourd’hui, la typomorphologie des villes dépend de l’automobile pour qu’on puisse se déplacer avec, se garer.
La rue est devenue dangereuse, d’autant plus que l’enfant n’acquiert son système optique d’adulte que vers 11 ans. Avant cet âge, il n’a pas la même perception des dangers. Il ne peut regarder de la même manière qu’un adulte, sur 360°, pour essayer de prévenir un éventuel assaillant qui viendrait l’attaquer, qu’il soit humain ou mobile entre voiture, trottinette, vélo, deux roues motorisés, etc. L’adulte essaie donc de le protéger. Cela part d’une bonne intention, mais du coup, on le protège de sa propre capacité à être autonome. Et c’est pourtant son autonomie qui lui permettra de se protéger lui-même des obstacles très nombreux présents dans la ville.
Thierry Paquot prend l’exemple du parcours d’un enfant qui va de chez lui à l’école. Rien n’est fait pour lui :
la signalétique n’est pas à sa hauteur ;
il n’y a pas d’aire de repos ;
il n’y a pas de petits jardinets où il pourrait s’arrêter cinq minutes ;
les trottoirs sont souvent étroits ;
devant l’école, des petits poteaux canalisent le flux des élèves.
La ville n’est pas à hauteur d’enfant.
Des villes qui mettent les enfants au cœur de leur planification
Au cours de l’interview, Thierry Paquot donne l’exemple de quelques villes qui ont choisi d’impliquer les enfants dans leur urbanisation.
Bâle, Suisse : À Bâle, en 2006, la municipalité a lancé une expérimentation intitulée « la ville à la taille des enfants ». L’initiative a été primée par une association « la rue de l’avenir » ce qui a permis le développement de cette idée. Cette expérimentation repose sur 12 principes, tels que la signalétique, le mobilier urbain, la largeur du trottoir, les rythmes de passage des feux tricolores, etc. Le principe est que tout soit adapté à la taille et au rythme des enfants. C’est aussi l’envie que l’enfant puisse être dissipé par un oiseau qui passe en allant à l’école. Son environnement doit le lui permettre. Or, bien souvent, si on pose ses yeux à hauteur d’enfant pour observer ce qu’il voit, on se rend compte que la ville est triste : murs lépreux, trottoirs mal nettoyés, déchets canins, odeurs des gaz d’échappement. La ville n’est pas belle pour une enfant à cette hauteur.
De cette initiative, Thierry Paquot à imaginer une farandole verte, une signalétique verte qui permettrait de relier au moins symboliquement les moindres espaces végétalisés dans la ville, à défaut de pouvoir leur assurer une continuité physique : les trois arbres au pied de l’immeuble, un petit carrefour encore végétalisé, les parcs et jardins de la ville, le cimetière qui est un lieu de promenade, le stade…
L’objectif est de valoriser l’observation de la nature dans la ville : favoriser l’enfant accroupi qui observe un scarabée, une fourmi, etc.
Bruxelles, Belgique et Pontevedra, Espagne : encourager l’observation de la nature en ville, cela nécessite de sécuriser la ville, de mettre les voitures à leur place, en commençant par un ralentissement généralisé. Bruxelles a inventé un code de la rue qui vient compléter le code de la route. Et Pontevedra en Espagne a réussi à concilier la circulation automobile avec la présence des enfants, en promouvant les espaces piétonniers.
Sion, Suisse : À Sion, le conseil municipal des enfants avait réussi à obtenir une journée entière de discussion avec les membres du conseil municipal, leur supprimant même leur portable pour la journée. Les conseillers municipaux apprirent des choses auxquelles ils ne songeaient absolument pas, et qui pouvaient leur apparaître comme un obstacle et ne l'étaient finalement pas. Ils se sont aperçus qu'il fallait effectivement beaucoup plus planter d'arbres, qu'il fallait respecter la toponymie.
Impliquer les enfants
Cet exemple de la ville de Sion illustre complètement l’intérêt d’impliquer les enfants dans les décisions de conception de l’espace public.
Des espaces le plus naturel possible pour les enfants
Thierry Paquot mentionne un concours qui invitait les enfants à dessiner un panneau. Le jury en reçut plus de 7000. Les adultes qui argumentent que les enfants n’ont pas beaucoup d’idées généralisent trop vite. Car si, certes, certains panneaux montraient peu d’idées, étaient mal dessinés ou coloriés, d’autres étaient au contraire très judicieux. Et ce qui était frappant, c’est que la plupart des panneaux étaient des panneaux de permission, pas d’interdiction. Or, c’est rare les panneaux de permission.
Thierry Paquot avait été séduit et c’était dit que si on écoutait les enfants, si un élu marchait avec un enfant en lui disant « montre-moi ta ville, raconte-la-moi. Je me tais, je te suis, je prends des notes, tu m’expliques tout ce qui te plaît et tout ce qui ne te plaît pas », il obtiendrait des idées très enrichissantes.
Ainsi, si on conviait des enfants à dessiner les parcs, ils auraient une tout autre organisation que celle proposée la plupart du temps. Il y aurait :
des petits bosquets pour se cacher ;
un relief plus accidenté pour jouer avec la dénivellation ;
des bûches et des bouts d’arbres, de branchages, pour faire des cabanes ; etc.
Ça changerait de ce que Thierry Paquot nomme des parkings à enfants, ces aires de jeu standardisées, avec leur toboggan en métal, le tourniquet, le tape-fesses, autant d’installations qui ne stimulent guère l’imagination des enfants.
Dans son livre sur les enfants dans la ville, précédemment mentionné, Colin Ward explique qu’il avait observé que les enfants jouent avec rien, un bout de ficelle, de bouchon, voire rien du tout. Ils dessinent dans l’air, disent « attention, j’ai mon cheval »… Les enfants ont une capacité de jouer sans support.
Thierry Paquot observe lui-même les enfants dans les cours de récréation ou dans certains parcs municipaux. Il s’aperçoit avec plaisir, que même à l'heure de la généralisation des écrans, tout d'un coup, il y en a un qui tape sur l'épaule de l'autre et qui dit « chat », et puis qui part se cacher, et l'autre le poursuit.
Les enfants au contact des 4 éléments naturels
Thierry Paquot explique que les terrains d'aventure offrent aux enfants les quatre éléments :
la terre ;
l'air ;
l'eau ;
le feu.
Ils prennent de la terre. En utilisant l’eau d’un petit ruisseau, ils en font de la boue, qu’ils modèlent. L’un dit à l’autre : « Tiens je t’ai fait un gâteau, mange-le ». L’autre joue le jeu : « Hum, qu’est-ce qu’il est bon ». Le terrain d’aventures est un espace de scénographie qui permet aux enfants de jouer. Et à travers ces éléments contradictoires en eux-mêmes, l’enfant, sans cours de philosophie, prend conscience de la contradiction, de la dialectique du monde : la terre nourrit et ensevelit quand on est mort, l’eau désaltère et inonde, le feu réchauffe et incendie…
En ce sens, Thierry Paquot aime parler d’école élémentale plutôt qu’élémentaire, pour que les enfants soivent vraiment dans l’élément. Il est d’ailleurs favorable à ce qu’un enfant ait dans sa poche une boîte d’allumettes et un canif, quitte à offusquer les parents. En Allemagne, au Danemark, en Hollande, en Belgique, les enfants ont ce matériel et peuvent se faire un feu de camp.
La première chose à faire, c’est finalement d’avoir confiance dans les enfants.
Quelles pistes pour reconsidérer la place des enfants dans la ville ?
Concevoir une urbanisation émotionnelle et sensorielle, plus que fonctionnelle
Pour Thierry Paquot, le grand danger de la ville, c’est qu’on la conçoit comme fonctionnelle et non émotionnelle, relationnelle, sensorielle. Or c’est ce dont la ville a besoin… ainsi que d’élus convaincus qui osent prendre des décisions.
Respecter le rythme chronobiologique
Cela demanderait de revenir à une temporalité corporelle, à une rythmique qui permette d’aller à l’école à pied ou à vélo, avec les parents. Actuellement, une partie des parents attendent en double file de repérer leur enfant lorsqu’il sort, puis ils le font monter dans leur grosse voiture.
Pour donner une place importante aux enfants dans la ville ou dans n'importe quel territoire (village, lotissement pavillonnaire…), il faudrait modifier l’emploi du temps des adultes. Il faut avoir en tête que toute territorialité est combinée à ces temporalités. Mais on en est loin, parce que nous-mêmes, adultes, on est souvent en porte-à-faux avec notre chronobiologie (qui nécessiterait par exemple de faire une courte sieste sur le temps méridien).
Ainsi, les spécialistes des rythmes scolaires, comme le professeur Montagnier, ont expliqué comment les enfants jusqu'à 7-8 ans ont deux moments où ils sont un peu, justement, « entre deux ». Ces moments, c'est 8 h 30 - 9 h le matin et 1” h 30 - 14 h l'après-midi : les deux moments où on rentre à l'école. Mais décaler ces horaires pour se caler sur le rythme des enfants bouleverserait les horaires de tout le monde.
Pourtant, c’est ce qu’il faudrait faire, pour Thierry Paquot.
Être accueillants pour les enfants
Un bon anglicisme donnerait : boutiques kids friendly. Dans certaines villes suisses et italiennes, des magasins possèdent un petit macaron à la hauteur des enfants, qui indiquent que ce sont des boutiques amies des enfants. Et que s'ils ont quelque chose, ne serait-ce qu'envie de faire pipi ou une inquiétude, qu’ils veulent prévenir les parents…, ils sont assurés d’être bien accueillis. Donc déjà ça les rassure, ça rassure aussi les parents…
En France, on n’en est pas encore là. Au contraire, si un enfant rentre dans un magasin, on a plutôt tendance à penser qu'il va voler quelque chose. On l'observe.
Dans l’épisode sur l’éducation inclusive, Noémie Fachan, autrice - illustratrice de Éduquer : Défi du monde d'aujourd'hui évoque le regard que porte la société sur les enfants dans l’espace public et plus spécifiquement, le jugement plutôt que le soutien apporté aux parents.
Associer les enfants aux projets sociaux et urbains
Comme déjà évoqué, il faudrait, pour que la place des enfants dans la ville soit considérée, que ces derniers soient consultés. Généralement les parents trouvent ça ridicule. Thierry Paquot témoigne avoir participé à plusieurs ateliers qui impliquaient des enfants et ceux, en plus d’être très curieux, faisaient des suggestions judicieuses. Actuellement, il n’y a pas suffisamment de concertations, de débats publics. Il faut dire que les décideurs, les professionnels de l’architecture, du paysage n’ont pas appris à parler avec des habitants et encore moins avec des enfants.
Les recherches de Thierry Paquot vous interpellent ? Écoutez l’intégralité de l’épisode et découvrez le dernier livre, de celui qui souhaite aux enfants « de garder en eux cette part d’enfance ».
Référence :
Pays de l’enfance, Thierry Paquot, Les éditions Terre urbaine, 2022
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