Pourquoi donner naissance ? Réflexion philosophique sur les enfants avec Frédéric Spinhirny #217
Pourquoi mettre au monde des enfants dans un monde en polycrise, marqué par des crises écologiques, sociales et économiques interdépendantes ? Cette question, à la fois intime et universelle, soulève des enjeux profonds. Mettre au monde, au-delà de l’acte biologique, interroge notre liberté individuelle et notre responsabilité collective. Cet acte semble échapper aux réponses toutes faites, mais il demeure au cœur de notre humanité. Il questionne nos valeurs, nos choix et notre rapport à l’avenir.
Frédéric Spinhirny, philosophe, directeur d’hôpital et auteur des ouvrages Naître et s’engager au monde : Pour une philosophie de la naissance et Vous voulez sauver la planète ? Faites des gosses !, explore ce sujet sous un angle inédit. À travers ses mots, la naissance se révèle être « un symbole d’espoir, un symbole de liberté ». À la croisée de la philosophie et de son expérience en milieu hospitalier, l’auteur éclaire les multiples dimensions de la naissance, de sa portée politique à son rôle comme moteur d’espoir pour l’humanité.
Dans cet article, nous plongerons dans cette réflexion riche et nuancée pour aborder plusieurs grandes questions :
Pourquoi la philosophie a-t-elle longtemps délaissé la naissance au profit de la mort ?
En quoi l’acte de donner la vie dépasse-t-il sa simple dimension biologique pour devenir un enjeu politique et collectif ?
Et enfin, pourquoi continuer à donner naissance à des enfants dans un monde en crise ?
Une invitation à repenser la naissance comme un acte profondément humain, porteur de liberté et d’avenir.
La naissance : une question universelle et intemporelle
Pourquoi s’interroger sur la naissance ?
La naissance est un événement universel, un moment partagé par tous les êtres humains, et pourtant, elle reste un sujet étonnamment peu exploré dans la tradition philosophique. La philosophe Marie Robert avait d’ailleurs déjà fait part de cette absence du thème de la naissance en philosophie, lorsqu’elle s’était exprimé sur le fait de devenir mère.
Contrairement à la mort, qui a souvent captivé les penseurs classiques comme un horizon inévitable à méditer, la naissance semble reléguée à un fait accompli. C’est un « avant » sur lequel il n’y aurait rien à questionner.
Pourtant, la naissance est un événement qui dépasse le simple cadre biologique : il constitue un moment de rupture, un passage qui marque le début de l’existence individuelle.
La naissance ne se limite pas à un acte physique ; elle ouvre un champ de réflexions existentielles :
sur ce que signifie « venir au monde » ;
sur l’héritage reçu ;
et sur la liberté qui s’offre à chacun dans ce premier souffle.
Mettre au monde des enfants : une réflexion guidée par les grands philosophes
Dans la philosophie classique, la naissance a donc été marginalisée au profit de réflexions autour de la mort. Par exemple, Aristote et Spinoza, tout en analysant la vie et ses finalités, évoquent peu l’acte de naître ou la condition d’enfance.
« À l'époque, un enfant, c'était un petit adulte en devenir et on n'en faisait pas grand cas. »
Platon se démarque en établissant un « parallèle entre la naissance physique et le développement d’une connaissance dans un esprit. » Sa notion de maïeutique, inspirée du métier de sage-femme exercé par sa mère, souligne que l’accouchement est autant un acte corporel qu’un processus intellectuel permettant de faire « naître » des idées.
Par ailleurs, pour Platon, une des façons d’être immortel, c’est de mettre au monde des enfants.
« Les enfants vont raconter notre histoire, évidemment au-delà de nous et à travers les générations. C'est une manière symbolique de devenir immortel. »
À l’inverse, la philosophe Hannah Arendt redonne à la naissance une place centrale dans la réflexion contemporaine. Pour elle, chaque naissance est un miracle, un événement qui introduit l’inattendu et l’inédit dans le monde humain.
Cette vision contraste fortement avec l'approche classique, centrée sur l'idée qu’on naît pour mourir.
« La philosophie a considéré que l'être était un être pour la mort, et qu'on devait passer son existence à la préparer. »
En plaçant la naissance au cœur de ses écrits, Hannah Arendt offre une perspective moderne où cet acte devient le symbole d’un espoir renouvelé et d’une liberté fondatrice.
Ainsi, la naissance, bien qu'éclipsée pendant des siècles par les préoccupations autour de la mort, réapparaît dans les réflexions contemporaines comme un sujet incontournable. Elle devient une question universelle à la croisée du biologique, de l’existentiel et du philosophique.
Philosophie de la naissance : un acte biologique et politique
La naissance : entre biologie et mystère
La naissance est d’abord un fait biologique, un phénomène que Frédéric Spinhirny décrit comme « quelque chose d’hérité », marqué par les hasards génétiques qui façonnent le corps de chaque individu. Ce déterminisme biologique impose une certaine limite à la vision moderne d’un individu entièrement libre et « plastique », capable de transcender son enveloppe corporelle.
Néanmoins, la naissance est bien plus qu’un simple événement biologique : elle demeure profondément mystérieuse. Elle échappe à tout contrôle absolu. Même dans un monde où la science médicale permet de programmer de nombreux aspects liés à la naissance, une part d’imprévisible subsiste.
En évoquant Hartmut Rosa, philosophe contemporain et Hannad Arendt, Frédéric Spinhirny souligne que la grossesse et la naissance relèvent de l’ « indisponible ». Il explique :
« Malgré tout ce qu'on souhaite faire comme méthode rassurante [...] ça reste un miracle parce qu’on ne sait pas. »
« C’est l’inattendu par excellence. »
Ainsi, l’arrivée d’un enfant, bien qu’accompagnée par la technologie et la science, demeure un événement inéluctablement imprévisible et profondément humain, hors de portée d’une maîtrise totale.
La naissance comme acte politique
Hannah Arendt, dans sa réflexion philosophique, fait de la naissance un enjeu politique central. Pour elle, chaque enfant introduit une pluralité nouvelle dans le monde : une voix unique, un potentiel inédit capable d’enrichir la société et, potentiellement, de la transformer.
Frédéric Spinhirny s’inspire de cette idée pour affirmer que « la naissance, c’est la pluralité ». Elle permet à un individu de « se rajouter et [de] donner son avis à un collectif, à une communauté ».
La naissance, dès lors, dépasse l’expérience personnelle ou familiale pour devenir un acte politique. Chaque enfant qui naît apporte un renouveau, la possibilité de remettre en question l’ordre établi. Comme l’exprime Frédéric Spinhirny en s’appuyant sur la pensée d’Hannah Arendt :
« N’importe qui, quelles que soient ses conditions de naissance, peut renverser l’ordre établi. Il le peut. »
Cette capacité à introduire une rupture ou un changement est, selon lui, ce qui rend la naissance non seulement miraculeuse, mais essentielle à la pérennité du monde humain.
Pourquoi mettre au monde des enfants dans un monde en crise ?
Faire face aux doutes contemporains
Dans un monde marqué par des crises multiples — climatiques, sociales et économiques —, la natalité suscite de plus en plus de questionnements.
Parmi les arguments souvent invoqués contre l’idée de mettre au monde des enfants, les préoccupations écologiques occupent une place centrale. L’idée selon laquelle chaque enfant augmenterait l’empreinte carbone de la planète nourrit un discours pessimiste face à l’avenir. Elle renforce le sentiment que donner naissance serait une décision irresponsable.
Frédéric Spinhirny revient sur cette perspective et s’appuie sur les travaux de Nathanaël Wallenhorst pour la déconstruire. Selon lui, il s'agit d'un « faux débat » basé sur des études erronées, notamment celles attribuant aux enfants un impact carbone disproportionné.
À ce sujet, il insiste :
« Ce qui met à mal l’environnement, ce ne sont pas les enfants, mais nos modes de production. »
Ce discours, qui calcule le coût-bénéfice de la natalité, reflète une tendance contemporaine à rationaliser chaque décision, au détriment de la réflexion sur le sens profond de la vie humaine et de la transmission.
Les enfants, porteurs d’un espoir politique et humain
Face à ce pessimisme ambiant, Frédéric Spinhirny distingue deux notions essentielles :
sauver « la planète » ;
sauver « le monde ».
Selon lui, sauver la planète implique des actions politiques pour préserver un habitat viable pour les humains.
Mais sauver le monde humain nécessite avant tout qu’il y ait des humains :
« pour qu’il y ait un monde proprement humain, il faut qu’il y ait des humains ».
Cette vision met en lumière la responsabilité collective qui accompagne chaque naissance.
Donner la vie,
c’est inscrire l’humanité dans une temporalité plus longue, un futur qui va au-delà les crises actuelles.
C’est aussi refuser de sombrer dans un présentisme désespéré.
En ce sens, les enfants représentent bien plus qu’un simple prolongement de soi : ils incarnent un potentiel de transformation et un espoir pour réinventer un avenir commun.
Dans un monde en crise, la question de la natalité dépasse donc les débats strictement écologiques ou économiques. Elle repose sur une décision profondément humaine et politique : celle de croire en la capacité des générations futures à répondre aux défis de demain et à préserver un monde où l’humanité peut continuer d’exister.
Mettre au monde des enfants : une renaissance pour les parents
La naissance, un événement transformateur
Encore plus qu’un acte biologique, la naissance représente un bouleversement intime et profond pour les parents. Marie Robert en avait d’ailleurs témoigné.
Frédéric Spinhirny décrit cet événement comme une « désorganisation heureuse » : une rupture dans le quotidien qui oblige à revoir ses priorités, ses habitudes et ses certitudes. L’arrivée d’un enfant provoque une réorganisation des vies personnelles et familiales, souvent perçue comme une renaissance pour les parents eux-mêmes.
L’enfant devient un tiers qui interroge les parents sur leur parcours, leur histoire et les promesses qu’ils ont faites à eux-mêmes. Ce moment unique, où les priorités s’ajustent, offre aux parents une occasion précieuse de reconsidérer leur propre existence. Sophie Marinopoulos explique dans l’épisode sur ce que les enfants nous enseignent, que ces derniers sont finalement nos plus grands maîtres.
L’enfant agit également comme un miroir. Il confronte les adultes à :
leurs choix ;
leurs responsabilités ;
leur propre naissance.
Comme le dit Frédéric Spinhirny : « L’enfant [...] intime l’ordre de prendre du recul. » En incarnant un nouveau chapitre de la vie familiale, il oblige les parents à s’interroger :
sur ce qu’ils transmettent ;
sur le sens qu’ils donnent à leurs vies ;
sur leur engagement envers les générations futures.
Une redécouverte de la liberté
Au-delà du bouleversement personnel, la naissance est également une opportunité de redécouvrir la liberté. Chaque enfant, en venant au monde, incarne une liberté nouvelle : celle d’un être humain porteur de potentialités inédites. La naissance ne se limite pas à un héritage biologique ou culturel ; elle ouvre un champ infini de possibilités. Elle offre à l’humanité un renouveau à chaque nouvelle génération.
Les enfants, par leur innocence et leur spontanéité, ont aussi la capacité de poser des questions fondamentales qui invitent les parents à se dépasser. Ces interrogations, souvent désarmantes par leur simplicité, obligent les adultes à réfléchir en profondeur à des aspects de leur vie auxquels ils n’avaient jamais pensé. Comme l’explique Frédéric Spinhirny, cette dynamique amène les parents à se repositionner face à leur propre liberté et leur responsabilité dans le monde.
La naissance est un événement transformateur, autant pour l’enfant que pour les parents. Elle agit comme un catalyseur de réflexion, de réinvention et de liberté. Elle rappelle à chacun que chaque vie nouvelle est une promesse et une opportunité de se renouveler soi-même.
Réconcilier raison et désir : pourquoi mettre au monde des enfants ?
Donner la vie : le poids des calculs rationnels
Dans un monde où la rationalité domine de nombreux aspects de l’existence, la décision de mettre au monde des enfants est de plus en plus soumise à des analyses coût-bénéfice. Les discours contemporains associent souvent la natalité à des enjeux démographiques ou écologiques. Ils évaluent l’impact environnemental d’une naissance ou le coût économique de l’éducation d’un enfant.
Frédéric Spinhirny observe que cette approche reflète une tendance croissante à rationaliser les choix les plus intimes de la vie :
« Le discours rationnel enjoint les individus à calculer beaucoup de choses dans leur existence, et donc, on commence à mettre ce qu’on fait de l’humanité dans ces calculs rationnels. »
Pourtant, « la naissance est autre chose qu’une simple gestion de projet » ou une équation écologique. Une telle vue de l’esprit risque d’éclipser la richesse symbolique et humaine de cet acte. Pour Frédéric Spinhirny, cette approche, bien qu’influencée par les crises actuelles, passe à côté de la dimension profondément humaine et existentielle du désir d’enfant.
L’importance du désir et du sens
La question du désir d’enfant doit en effet rester centrale. Ce désir, complexe et profondément humain, échappe souvent aux explications purement logiques. Frédéric Spinhirny souligne que la naissance puise ses racines dans des motivations qui vont bien au-delà de la raison. À travers l’enfant, les individus expriment généralement un besoin d’amour, d’espoir, et une quête de transmission.
Donner la vie, c’est aussi croire en un futur commun et s’engager dans une démarche profondément ancrée dans le sens. Ce geste est un acte d’humanité qui dépasse les incertitudes contemporaines. Il s’inscrit dans une temporalité plus longue. Il relie les générations passées, présentes et futures. La naissance n’est pas seulement un événement individuel, elle est une affirmation collective de la possibilité d’un avenir meilleur.
En réconciliant raison et désir, choisir de mettre au monde des enfants devient bien plus qu’une décision personnelle ou un enjeu calculé : c’est un acte de foi dans l’humanité, une manière de transmettre non seulement la vie, mais aussi un sens à l’existence. Au cours de cet épisode, Frédéric Spinhirny associe la naissance à une idée d’engagement au cours duquel chacun contribue à l’histoire collective et à l’espoir d’un monde renouvelé.
Références :
Naître et s'engager au monde : Pour une philosophie de la naissance, Frédéric Spinhirny, Payot, 2020
Vous voulez sauver la planète ? Faites des gosses ! , Frédéric Spinhirny et Nathanaël Wallenhorst, Le Pommier, 2023
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